La limace, une enseignante remarquable
La limace, une enseignante remarquable

La limace, une enseignante remarquable

I La guerre

Depuis l’automne dernier, Hyphie et Jihsa font leur révolution avec l’idée de vivre un peu moins hors sol.

Jihsa, futur grand spécialiste en agroécologie, donne le tempo. Stages, lectures, il est à fond dans le sujet. Jihsa partage ce qu’il apprend, Hyphie organise et Noubé joue les petites mains de temps à autre.

Iels ont préparé une nouvelle parcelle dans un coin ombragé avec des cartons débarrassés par le magasin de vélos. Les balades devenaient une occasion de récupérer feuilles mortes, branches cassées, herbes hautes, crottin de cheval ; les ingrédients nécessaires pour mettre en place des lasagnes à la fin de l’hiver. Puis vint le temps des plantons. Jihsa en prenait soin comme une chatte de ses chatons. Tout poussait à merveille. Ambiance quel bonheur, tout nous réussit !

Et puis les premières plantations dans le jardin, quand les températures et l’absence de pluie l’ont enfin permis. En deux jours, les limaces ont tout bouffé. Les radis qui s’annonçaient prometteurs ont été rasés. Toute trace de vert a quasiment disparu, spécialement dans la nouvelle parcelle.

– Nos magnifiques bordures en plessis sont un véritable emmental, les limaces peuvent se glisser de partout ! La parcelle ensoleillée avec ses parois verticales est moins touchée. Il y reste quelques squelettes de colraves et quatre plants de tomates encore pourvus de quelques feuilles.

– En tout cas, on a fait tout ce qu’il ne fallait pas faire ! râle, Hyphie. La théorie était parfaite, la pratique catastrophique.

– Oui et non. C’est sûr qu’on frôle le zéro absolu côté anticipation. J’avoue que j’ai tendance à penser à ce qui va bien aller et à oublier les données problématiques d’une situation, mais ces pluies incessantes n’aident pas non plus.

– Les données problématiques, elles ont fait des ravages ! Je vais acheter des granules anti-limaces et le problème sera réglé.

– Surtout pas ! On ne peut pas d’un côté essayer de respecter ce qui vit autour de nous et mettre du poison dans le jardin.

– Donc on va faire une croix sur nos plantations pour ne pas leur faire du mal ? Jihsa, dans quel monde vis-tu ?

– Je vais m’en occuper.

– Tu vas faire quoi ? Leur parler ? Leur proposer d’aller se nourrir ailleurs ?

– On va déjà enlever le paillage qu’on a mis pour les plants de fèves de cet automne. Avec tout ce qu’il a plu ces derniers jours, c’est un refuge idéal pour se planquer la journée. Puis leur donnera de la bière dans des coupelles.

– Tu vas leur acheter de la bière bio j’espère, qu’elles meurent sainement ! Je ne vois pas très bien la différence entre tuer une limace avec des granules ou avec de la bière. Ou peut-être que ça leur permet de finir leurs vies dans un état extatique !

– L’idée c’est de ne pas entrer dans un cycle d’empoisonnement qui va toucher la vie du sol et les animaux qui vont manger les limaces mortes. Et puis elles ont certainement une utilité et les tuer systématiquement amène probablement un déséquilibre.

– Je ne suis pas sûre de te suivre Jihsa.

– Mais tu me suis quand même…

– Oui. On fait le point dimanche dans 10 jours, même lieu, même heure !

Pour Jihsa, les jours suivants ont été une révélation silencieuse

Il a disposé plusieurs coupelles remplies de bière. Le lendemain, il a fallu trouver un endroit pour mettre les limaces retrouvées mortes. Un vieux pot ébréché qui traînait par là a fait l’affaire.

Tous les soirs, remplir les coupelles. Tous les matins, balancer limaces et fonds de bière gorgés d’eau dans le pot. L’enthousiasme de voir croître les quelques plants qui avaient survécu se teintait parfois d’un malaise diffus. Mais l’essentiel était ailleurs : l’objectif était de les empêcher de nuire. La bière était efficace, il irait donc en racheter. Entre la chaleur et la pluie, il fallait ouvrir une nouvelle canette chaque jour.

Plus d’émerveillement devant la vie qui se déploie, plus de joie à l’accompagner et à en prendre soin. Encore et encore, Jihsa ramassait les limaces mortes, puis retournait les rondins et les cartons sous lesquels les autres se cachaient. Il les repérait vite, les prenait et les balançait dans le vieux pot. Pas besoin de leur courir après, elles ne se débattaient pas, elles ne fuyaient pas ; à peine étaient-elles parfois difficiles à extraire de leur cachette. Une fois prises, elles se recroquevillaient en attendant que le danger passe. Mais le danger c’était Jihsa et il était devenu implacable.

Dimanche, 10 jours plus tard, même lieu, même heure.

– J’ai arrêté la bière, annonce Jihsa dans une grimace.

– C’est à cause de ton rêve d’hier ? intervient Noubé.

– Quel rêve ? Quel rapport avec la bière ? questionne Hyphie.

– J’y réalisais que j’avais raté mes examens. Moi l’étudiant en agroécologie, qui est tellement passionné par tout ce que j’apprends que j’en oublie mon job et mes autres centres d’intérêt, j’ai lamentablement échoué à la première difficulté. Cette semaine, je n’ai fait que ramasser des limaces, mortes, vivantes. Je les laissais tomber dans le pot. Et une autre, et encore une autre. D’un coin de l’œil, j’en voyais parfois une qui bougeait, qui tentait de sortir de cet enfer et je la repoussais dedans. Au bout de quatre jours, la bière est devenue opaque ; un cimetière à limaces avec une couche de pourriture qui flottait. C’était dégueulasse. J’ai continué pourtant. Ça marchait si bien. Je tuais toutes celles que je trouvais ; j’étais super doué à ce jeu-là. Je ne me posais plus de questions sur leur éventuel rôle, je zappais le dégoût, la désolation. Et samedi matin, je me suis réveillé avec ce rêve.

– Parfait, on va aller acheter les granules, conclut Hyphie. Du coup ça paraît franchement plus propre comme moyen.

– Non ! On va protéger les deux parcelles et je leur laisserai des feuilles de salade dans un coin.

– Tu peux les exiler aussi. Les mettre sur ces étroites bandes vertes qui entourent le parking en face de la maison. Elles auront de quoi manger et il y a peu de risque qu’elles traversent la route pour revenir dans notre jardin ou dans celui de quelqu’un d’autre, propose Noubé.

– Tu veux dire que si elles osent s’aventurer sur la route, elles n’arriveront pas vivantes jusqu’à nous, rectifie Hyphie.

Noubé acquiesce à contrecœur.

– Employez les bons mots mes ami.e.s, arrêtez de tout édulcorer, il semblerait que ce soit l’occasion de le faire !

– Entièrement d’accord Hyphie. Bien obligé de ne plus édulcorer. Une constatation m’a traversé l’esprit alors que j’en balançais de nouvelles dans le pot ; ce que j’étais capable de faire contre les limaces, je serais capable de le faire contre n’importe quel être vivant.

– Vraiment ?

– Vraiment ! C’était d’une clarté ! Cette noirceur qui s’exprimait était d’une grande clarté. Pour la première fois, j’ai compris que j’étais un spécimen tout à fait représentatif de l’espèce humaine. Apparemment plus pacifique, plus attentif aux autres. Mais donne-lui l’occasion d’être en guerre et il va se révéler. Entre la volonté de protéger ce que je plante et le fait d’organiser la mort de toute limace, il y a un écart que j’ai franchi sans une question. Il y avait juste ce malaise poisseux qui s’insinuait parfois. Je charrie avec moi une façon de faire, de réagir, d’agir qui est si commune dans notre espèce. Tuer ce qui me barre la route. Utiliser mon intelligence pour tuer implacablement sans tenir compte du fait que ces êtres font partie du vivant et que je n’ai aucun droit de planifier leur destruction là où je vis. Je fais bien partie de l’humanité, même de celle que je méprise, condamne… J’en fais fondamentalement partie. Je ne savais pas que j’avais ça en moi.

– Je ne voudrais pas te vexer Jihsa, mais c’est ce que Jauns, Sat et moi avons essayé de te faire comprendre la dernière fois. Cette part noire, nous la partageons tous. Je n’aurais jamais pensé que tu t’en rendrais compte ainsi.

– Entre en parler et la ressentir, il y a un gouffre et c’est ce gouffre-là que je viens de franchir.

– Bienvenu chez les humains !

– Rien ne nous oblige à continuer à exprimer cette part-là de façon aussi dévastatrice, s’enflamme Noubé. C’est en vivant que chacun.e se révèle. Pas besoin d’expériences spectaculaires. C’est également en vivant qu’on peut changer et le quotidien est une voie royale pour le faire. Prends les limaces comme enseignantes : apprends, change ta perception, trouve une autre manière de vivre avec.

– En tout cas, je veux sortir de ce piège de la destruction totale. Je me sens stupide, mais aussi soulagé. Je ne veux plus être en guerre. Je ne suis plus en guerre. Je leur rendrai la tâche difficile, je les nourrirai et celles que je choperai le matin, elles partiront ailleurs.

– Ça me semble passablement bancal, mais tant que le jardin n’est plus dévasté, je suis d’accord. Le sujet est clos !

– Momentanément clos !

II Parcours d’obstacles / Parcours de compréhension

Jihsa, Noubé et Hyphie se retrouvent au jardin autour d’un thé, d’un verre d’eau et d’un café pour profiter de la fraîcheur matinale et faire un point limaces.

– Pourquoi as-tu repaillé les parcelles, Jihsa ?

– Parce qu’il fait vraiment très chaud. Et puis, j’ai lu que le paillage fournissait également une bonne cachette aux carabes et aux staphylins.

– C’est quoi les carabes et les staphylins ?

– Des prédateurs ? tente Hyphie.

– Oui, des insectes qui vont faire le job pour nous.

– Je suis épatée Jihsa, en quelques mois, tu es devenue une vraie encyclopédie, s’enthousiasme Hyphie.

– Et maintenant, je me concentre sur les pages pratiques !

– Pour alimenter les pages pratiques, pourquoi ne pas utiliser ces bouteilles en plastique qu’Hyphie nous ramène régulièrement, faire sauter le fond et les employer comme cloches de protection ? propose Noubé.

– Pour une fois que je vais servir la bonne cause, rigole Hyphie. Je pourrais même vous les découper.

– Et couper la partie haute en franges de façon à ce qu’elles retombent sur l’extérieur, ou la découper en pointe. Il existe aussi des bandes de cuivre que l’on peut coller sur les parois, il semblerait que les limaces détestent se mouvoir sur du cuivre.

– Je ne sais plus trop si ça vaut la peine de se lancer dans tout ça. J’imagine qu’elles finiront quand même par grimper et parvenir de l’autre côté ou trouver le moindre espace pour passer dessous. La tortue doit être leur animal totem.

Hyphie secoue la tête :

– Des limaces qui ont un animal totem, voilà autre chose. La tortue, c’est pour la lenteur ?

– Pas seulement. C’est également pour la détermination et la persévérance. J’ai essayé tellement de trucs pour les détourner. La cendre, le marc de café, les coquilles d’œufs. Je crois que là où il y a de quoi manger, elles seront de toute façon présentes. Et il n’est pas exclu que ce soit une bonne chose. Après le dernier orage, j’en ai récupéré une quarantaine. Je les ai exilées celles-là aussi en me demandant si ça avait réellement du sens. Une des dernières que j’ai sortie, elle était planquée au pied d’un plant de courge. C’était une toute petite grise, vraiment mignonne. Pendant que je la transportais, elle s’est avancée sur le bout de la spatule. J’ai été frappé par sa vivacité, ses antennes frémissantes. Je pouvais deviner ses yeux pleins de curiosité et de débrouillardise.

– J’en étais sûre, tu vas finir par pactiser avec l’ennemie.

– Là où on voit des ennemi.e.s, il y a parfois juste de l’ignorance et des défis.

– Et parfois de vrai.e.s ennemi.e.s…

– Je l’admets volontiers Hyphie… dans certains cas. De ton côté, essaie aussi d’imaginer d’autres possibilités. C’est infiniment plus simple de décréter que les limaces ne sont que des nuisibles.

– Et surtout infiniment plus efficace !

– Oui oui. Est-ce qu’on ne cherche que l’efficacité et on traite les autres formes de vie comme des choses au lieu de les traiter avec le respect dû à des êtres vivants ? Ou est-ce qu’on cherche à comprendre leur rôle, à retrouver un équilibre permettant de faire de la place à tout le monde ?

– En théorie je suis d’accord avec toi, intervient Noubé. Le problème c’est qu’elles ne se contentent pas de manger une feuille ici ou là. Elles dévorent tout ! Tu l’as déjà oublié ? Même s’il y a du mieux, elles sont littéralement en train de venir à bout des pommes de terre qu’on a plantées vers la partie ombragée. Leur avidité rend impossible la croissance des plantes qui pourraient les nourrir à plus long terme.

– Ça ne te rappelle pas quelqu’un, soupire Jihsa ?

Noubé fixe Jihsa un instant et acquiesce lentement.

– Vous n’allez pas recommencer avec vos devinettes, s’agace Hyphie. C’est censé nous rappeler qui ?

– Tu ne vois vraiment pas de qui on parle.

– …

– Sérieusement ?

– …

– Nous. Notre espèce. L’homo sapiens sapiens qui ne peut pas se contenter de prendre juste ce dont il a besoin. L’homo sapiens sapiens qui dévore tout, sûr de son bon droit, sans se soucier d’épuiser et de faire disparaître ce qui le nourrit. Même comportement, même façon d’y répondre ?? D’autres possibilités existent.

III Vivre ensemble

– Elles sont excellentes ces patates, peut-être parce qu’elles viennent du jardin, mais ce n’est pas notre récolte qui va nous nourrir ces prochains mois, s’amuse Hyphie.

– C’est clair !

– Entre notre inexpérience et le fait de traiter les nuisibles comme des potes un peu caractériels, on ne va pas faire des étincelles côté autonomie alimentaire. Je me permets de vous rappeler que ce n’est pas juste pour faire joli qu’on cultive ce jardin.

– C’est clair. Les pommes de terre sont fondantes, un vrai délice…

Les trois s’observent. De l’amusement, de l’incompréhension, des doutes et des certitudes filent d’un regard à l’autre.

– Depuis que je vis avec vous, je me demande régulièrement si nous ne sommes pas à côté de la plaque, déconnecté.e.s de la vie de la majorité des gens, reprend Hyphie.

– C’est possible, mais ce n’est pas forcément mauvais signe. Regarde où nous mène la société dans laquelle nous vivons, regarde ce qu’elle fait de nous et…

– T’emballe pas Noubé ! Je sais à quel point ça vous tient à cœur Jihsa et toi. Je comprends vos démarches même si elles m’agacent furieusement parfois.

– On est très exotiques pour toi, rigole Jihsa.

– C’est vrai, mais pas seulement. J’aime profondément ce que vous êtes et ce que vous tentez de devenir. Je regrette juste – je sais je vous l’ai déjà dit mille fois – je regrette juste, que vous vous accrochiez toujours à la face lumineuse d’une réalité.

– J’imagine que ça fait un équilibre avec celles et ceux qui sont coincé.e.s dans les ténèbres.

– Récemment, j’ai vu un documentaire dans lequel il était question des guêpes parasitoïdes. Elles détectent les pucerons à très grande distance grâce aux alarmes émises par les plantes infestées. Puis elles pondent leurs œufs dans les pucerons qui vont être littéralement bouffés vivants de l’intérieur. L’enveloppe du puceron va progressivement se transformer en momie d’où sortira une guêpe toute pimpante. Elles sont super bienvenues dans un jardin puisqu’elles exterminent des insectes nuisibles. Ici, il n’y a ni bien, ni mal, ni lumière, ni obscurité. Il y a juste la vie, féroce et merveilleuse. Et nous en sommes des expressions, féroces et merveilleuses.

– Le point de détail que tu oublies Hyphie, c’est que tous les êtres vivants pâtissent de nos comportements ou ont déjà été détruits par cette folie qui nous fait agir comme si la terre entière était à notre disposition. C’est quand même un autre cran dans la férocité ! Avec d’autres conséquences…

– Je sais Noubé. Je voulais juste souligner que le vivant n’est pas une petite chose fragile qui attend qu’on prenne soin d’elle.

– Je suis d’accord avec toi avec un bémol toutefois : je pense qu’on se doit de tenter de réparer les dégâts que notre folie collective nous a fait commettre. Pour revenir à nos potes caractériels, on essaie maintenant de composer avec plusieurs facettes de leur réalité. Tôt ce matin avec Noubé, on a vu des limaces boulotter les feuilles d’endives qu’on leur avait mises et les feuilles des blettes qu’on souhaitait protéger. Il avait plu durant la nuit et je peux te dire que c’était la fête pour les limaces ! Bien sûr, c’est toujours tentant de les exiler, de les tuer ou je ne sais quoi encore. On n’a rien fait. On a par contre pris le temps de les regarder. J’ai repensé au fait qu’elles sont un indicateur de la bonne santé du sol et que ça va nécessiter plus qu’un claquement de doigts pour l’améliorer. Ces dernières semaines, j’ai appris que leur Graal ce ne sont pas les feuilles tendres de nos plantations, mais les champignons du sol. C’est par défaut qu’elles mangent le reste. Même si nos récoltes de cette année vont être ridicules, on va persévérer. Il y a deux mois, on a mis du broyat de bois autour des parcelles ce qui devrait permettre aux champignons de s’installer dans notre jardin. Les limaces quant à elle, elles continueront à faire leur boulot de décomposition de la matière organique, d’hydratation du sol et de développement des mycorhizes. Je ne sais pas combien de temps ça va prendre pour arriver à un équilibre entre les dégâts et les bienfaits. Et pour l’instant, peu m’importe. Plus que tout, je souhaite juste apprendre à vivre avec et cesser toute guerre contre qui que ce soit.

repos